PRESSE – Autopsie d’un accident du travail

Par Éric Louis, Le Club Médiapart, 25 avril 2022

Jeudi 28 avril, c’est la journée internationale de la santé et de la sécurité au travail. L’occasion de revenir sur l’omerta quasi-institutionnelle qui règne autour de ce fait de société : l’accident du travail. Et non pas fait divers, comme le prétend la presse quotidienne régionale. Voici le récit d’un accident du travail parmi tant d’autres. Parmi trop d’autres.

9 novembre 2021.

Thierry et Frédéric travaillent sur une canalisation. Opération simple. Ils en ont vu d’autres, les deux tuyauteurs. Des années de métier à traîner leurs guêtres dans les industries du coin.

D’autant plus que cette usine leur est familière. La sucrerie Cristal Union se trouve à quelques kilomètres seulement de leur employeur. Ou plutôt, c’est MCMI qui s’est installé près de la sucrerie. Le gérant fondateur de la petite boîte de maintenance ne s’est pas implanté là par hasard. Il travaillait même chez Cristal Union auparavant. La proximité de l’usine lui assure une activité sans enquiller des kilomètres chronophages. Il peut ainsi répondre aux urgences sans délai.

Dans ce coin du Santerre, tout à l’est de la Somme, l’activité industrielle n’est pas des plus denses. L’emploi s’y fait rare. La Somme est un département économiquement dévasté. Ses contrées les plus reculées en payent le prix fort.

Thierry et Frédéric ont démonté la vanne. La canalisation est ouverte. Béante. Elle est vide, bien sûr. L’installation a été consignée. Les flux de matière sont neutralisés en amont. Interdits de circuler. Évidemment. Heureusement.

Une sucrerie, c’est de la grosse industrie, c’est du sérieux. Cristal Union est une grosse boîte : 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires, 10 usines implantées en France. 2 000 salariés. Que le PDG appelle ses « collaborateurs ». On mesure la crédibilité d’une entreprise à son niveau de novlangue entrepreneuriale. Là, c’est du sérieux.

Des services QSE (Qualité sécurité environnement), des procédures éprouvées, une gestion des risques et des dangers maîtrisée.

Même si l’usine tourne à plein. C’est le début de la « campagne » sucrière. La réception des betteraves, la transformation. La fabrication du sucre. Le temps fort de l’année, qui dure environ trois mois. Un seul mot d’ordre : pas d’arrêt de production. Les installations tournent 24 heures sur 24. 7 jours sur 7.

Il est presque 11 heures.

Les gars ne s’en font pas. Le chantier va être rondement mené. Ils assurent un maximum avant la pause casse-croûte. L’après-midi sera tranquille.

Sans prémices aucuns, la vapeur d’eau sous pression jaillit de la canalisation ouverte. Sa température est de 115 °C. Les deux travailleurs sont frappés de plein fouet par cette vague bouillante. Le choc est terrible. Dévastateur.

Thierry, 48 ans, est brûlé au troisième degré sur 55 % du corps.

Pour Frédéric, 31 ans, c’est encore plus dramatique. Il est touché à 80 %.

Les deux hommes seront héliportés à l’hôpital militaire Percy, à Clamart, en région parisienne, au service des grands brûlés.

Frédéric sera plongé dans un coma artificiel.

Pour ces travailleurs, un long calvaire commence. Leur vie a basculé. Retravailleront-ils un jour ?

Quel traumatisme pour leurs proches ?

Ces questions, le journaliste du Courrier picard dépêché sur place ne se les pose pas. Il décrit les faits, tels que les lui rapporte le directeur de l’usine.

Puis il conclut, presque soulagé : « La sucrerie n’a pas été arrêtée. Seul l’approvisionnement des camions a été arrêté durant le temps des opérations, afin de ne pas gêner l’accès des secours et faciliter les opérations, ajoute Vincent Caille, le directeur de l’usine. Les camions betteraviers ont été arrêtés quelques minutes après l’accident.

C’est donc une longue file d’une quarantaine de camions transportant des betteraves qui s’est formée avant l’entrée de l’établissement. L’approvisionnement de la sucrerie en betteraves a recommencé à 13 h 15. »  Ouf !

Dans la courte vidéo accompagnant l’article sur le site internet du Courrier picard, on peut effectivement voir en une perspective quasi artistique la longue file de semi-remorques aux bennes crasseuses, immobilisés le long des bâtiments de l’usine.

Cet accident m’interpelle. Son traitement honteux me révolte.

Cristal Union ne m’est pas inconnu. J’y ai bossé. Pour y vider des silos de sucre, à la pioche et à la pelle.

J’y ai perdu un collègue. Un pote. Quentin Zaraoui-Bruat, enseveli au fond d’un silo le 21 juin 2017, à 21 ans.

J’ai eu l’occasion de me frotter aux dirigeants de Cristal Union au cours des combats judiciaires qui ont suivi ces drames. A leur cynisme. A leur mépris. A leur obstination à rejeter la faute sur les victimes.

Il faut dire qu’ils en ont la triste habitude, comme l’annonce le « palmarès » des morts sur leurs sites de production :

   2010 : Jordan Balloir, chute d’un silo de 54 mètres.
   2012 : Vincent Dequin, enseveli au fond d’un silo de sucre.
   2012 : Arthur Bertelli, enseveli au fond d’un silo de sucre.
   2017 : Quentin Zaraoui-Bruat, enseveli au fond d’un silo de drêches.
   2018 : Pascal Cuchot, écrasé par une benne métallique.
   2019 : Eric Laurin, chute d’une passerelle de 10 mètres.

En 2015, Jérémy Devaux avait été grièvement brûlé sur une grande partie du corps.

Courant octobre 2021, un autre ouvrier a été brûlé sur le site de Bazancourt, dans la Marne. Heureusement, il est sorti rapidement de l’hôpital. L’origine de l’accident était là aussi une fuite de vapeur d’eau.

Je ne peux pas rester indifférent. Passif. Les bras ballants devant une telle récidive.

Parce que Cristal Union est devenu mon adversaire, mon ennemi depuis quelques années. Parce que je sais que cette machine à broyer des ouvriers est également une machine à broyer des justiciables. A ce moment de ma révolte, ces deux gars me sont complément inconnus. Je ne connais même pas le nom de la boîte qui les emploie.

Je contacte alors Vincent Fouquet, le journaliste du Courrier picard, auteur de l’article. Faisant l’impasse sur la médiocrité de son travail. Je suis à la pêche aux infos. Je n’obtiendrai rien. Par de brefs SMS, Vincent me donne à voir son impuissance. Et son peu d’empressement. « Le secret médical m’empêchera d’en savoir plus. » « Désolé, mais de mon côté nous n’avons pas de passe-droit. » Et le reste à l’avenant.

Coup de fil à l’hôpital militaire Percy. J’obtiens le service des grands brûlés. « Vous êtes de la famille ? Non, alors je ne peux rien vous dire, au revoir. »

Je me souviens alors que Cristal Union a fermé une usine ces dernières années. La sucrerie de Toury, dans le Loiret. Dans cette usine, une forte représentation syndicale. La CGT. A sa tête, Frédéric Rebyffé, leader charismatique au sein de son établissement. Nous sommes entrés en contact au fil de notre lutte contre son ancien employeur. Lui à coup sûr sera motivé pour me lâcher des infos. Il cherche de son côté. Active ses anciens réseaux. Questionne ses anciens camarades. Et il finit par me mettre en contact avec Hamsa, délégué CGT de l’usine de Pithiviers. C’est là que bossait Eric Laurin, autre délégué CGT, décédé le 25 décembre 2019. Hamsa finit par me donner les coordonnées de Michel, le dernier délégué de la sucrerie Sainte-Émilie. Un rescapé d’une section syndicale décimée.

Ces démarches prennent un peu de temps. Villers-Faucon, le patelin où trône l’usine, est à une heure de route de chez moi. Je fais le voyage. Le temps est maussade. Exécrable pour tout dire. Une pluie fine mais dense forme un rideau d’humidité permanente. Le jour ne se lève pas. Les villages sont tristes et déserts. Il règne dans le coin un passé qu’on souhaite ne jamais voir revenir. Il y a un peu plus d’un siècle, ici, la Grande Guerre faisait rage. Aujourd’hui reste une atmosphère de fin de combat qui semble figer le temps et les hommes.

Les routes sont empesées d’une épaisse couche de terre. La saison sucrière est impitoyable, elle repeint tout d’une triste couleur marron. Les centaines de camions de betteraves rugissants et ferraillants sont les artisans de cette désolation.

L’usine domine de ses hauts murs la petite rue boueuse. L’accueil est là. Juste une porte à l’ancienne à pousser. Malgré mes subterfuges, la dame derrière son antédiluvien hygiaphone ne me lâchera rien. On la sent prudente, briefée. Je rebrousse chemin, coupable d’avoir grillé mes cartouches.

Repartant la queue entre les jambes, voûté sous la pluie glaciale, je passe devant la petite guérite de la pesée, l’accueil des camions. Une dame à l’air plutôt sympa s’y affaire. Je tente le coup. Ma parka jaune fluo, mon pantalon de travail, mes bottes de chantier et ma gueule de prolo la mettent en confiance. Oui, les gars étaient des habitués. Oui, ils sont du coin. Ils bossent pour MCMI, à Templeux-le-Guérard, à 4 km d’ici.

Je l’ai, ma putain d’info !

Je vais alors téléphoner et écrire tous azimuts.

A l’employeur de Thierry et Frédéric, pour commencer. Je n’ai pas une estime démesurée pour les patrons, mais là, il s’agit d’une TPE familiale, de 5 salariés. Je pressens qu’elle ne va pas peser lourd face à l’ogre Cristal Union. C’est la femme du boss qui me répond. Pas commode. J’imagine son traumatisme. Au pire, le paquet d’emmerdements qui se profile pour elle. L’avenir de la boîte peut-être. Son gagne-pain commun avec son mari. J’écris alors au patron un mail qui détaille le passif de son illustre client. Ses méthodes. Son pragmatisme sans scrupules. Je n’obtiendrai jamais de réponse. Je ne vais pas me mettre à genoux devant un patron ! Déjà une main tendue…

J’écris alors au procureur d’Amiens, sur le bureau duquel va fatalement échoir le dossier. Je charge le mail de tous les éléments en ma possession à l’encontre de Cristal Union. Sans trop d’espoir. Le parquet me répond :

« Monsieur,
Je vous informe que le parquet du tribunal judiciaire d’Amiens a bien reçu votre courriel. Je vous informe que celui-ci a été transmis au magistrat du parquet en charge du suivi de l’enquête ouverte.
Cordialement.

Antoine BELLEGUEULLE
Greffier – Secrétariat de Monsieur le procureur de la République. »

Depuis, malgré les relances, c’est silence radio. Au moins mon mail aura été lu, pris en compte.

Je communique de la même manière auprès de la Dreets (Direction régionale de l’économie de l’emploi du travail et des solidarités) d’Amiens. C’est la nouvelle désignation de la Direccte. L’Inspection du travail, quoi. Là, je n’obtiendrai aucune réponse.

Ayant déjà eu l’occasion de solliciter la DGT (Direction générale du travail) pour d’autres affaires, je leur envoie également les tenants et les aboutissants de ce drame. Là non plus pas de réponse.

Michel, le délégué CGT de Sainte-Émilie, est isolé. Seul. Cible facile pour la direction toute-puissante. Je prends l’initiative de signaler son cas, et le drame qui s’est déroulé dans la sucrerie, à l’union départementale CGT de la Somme. Histoire que la solidarité fasse son œuvre. Et parce que l’accident est gravissime. Aussi parce que les suites vont représenter en plein le combat inégal, démesuré, entre une TPE et un groupe coopératif milliardaire. Je connais Kevin, le secrétaire de l’UD. Il n’a pas les coordonnées de Michel. L’efficacité du réseau syndical…

Qu’à cela ne tienne, je les lui donne. Et lui écris un mail, avec copie à Michel, qui relate toute la gravité de la situation. A ce jour, Michel n’a eu aucune nouvelle de l’UD.

Ayant fait le tour des institutions avec un succès plus que mitigé, je me tourne vers la presse militante. Celle qui défend à longueur de colonnes les prolos. Qui porte au pinacle les travailleurs. Qui pourfend les milliardaires. Ça tombe bien, le journal Fakir se situe à 60 kilomètres du théâtre de l’accident. Même mail chargé de toute l’ampleur du désastre présent et à venir. Ma demande ne passera pas inaperçue. Car, là aussi, je connais mes interlocuteurs. J’ai passé quelques années au sein de ce journal, en tant que bénévole, et même comme salarié. Ma femme y travaille.

« Merci pour ton alerte, Eric. Et merci pour ta constance sur le sujet. Je regarde avec Cyril lundi. Amicalement, François. » Ce seront les premiers et les derniers mots de Ruffin que je recevrai en guise de réponse.

Loin de moi l’idée de stigmatiser qui que ce soit. Tous ces gens n’ont peut-être pas la même sensibilité que moi sur le sujet. Ils n’ont sûrement pas perdu un copain sur un chantier. Ils n’ont pas été confrontés à la douleur de Fanny, de Marion, de Valérie, de Frédérique, d’Anna, de Martine, d’Émilie, de Maryse. Elles ont perdu un compagnon, un fils, un filleul, un mari au travail. Tous ces travailleurs sont partis bosser un matin pour gagner leur croûte, tout simplement. Le soir même ils reposaient à la morgue.

Autour de l’accident du travail règne l’omerta.

L’omerta des responsables, les employeurs. Qui fuient comme la peste leurs responsabilités. Mais aussi celle des institutions. Des collègues. De la quasi-totalité des journalistes. De la justice trop souvent.

L’accident du travail sent la sueur. L’accident du travail sent la mort. Et suppose des peines et des chagrins que rien ne viendra consoler.

Aujourd’hui, Thierry et Frédéric sont sortis de l’hôpital. Sortis d’affaire.

Au prix de soins intensifs. De greffes de peau. De rééducation.

Après maintes souffrances.

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Ils ne retravaillent pas pour l’instant. Pourront-ils se retrouver un jour face à la gueule béante d’une canalisation ? Sans éprouver une crainte sourde. Sans ressentir la douleur passée, imprimée dans le corps.

Maintenant une autre lutte se profile. Celle pour la justice.

Déjà Cristal Union se dédouane. Contre-attaque. La force de l’habitude.

Schéma à l’appui, la direction explique un impondérable pour justifier l’accident. Michel est très sceptique. Je le suis aussi. Plus, sûrement.

Contrairement à la légende, une fois de plus, une fois de trop, David ne triomphera pas de Goliath.

D’autant que Cristal Union détient 60 % des parts de MCMI…

Toutes les infos concernant la journée du 28 avril ici.

 

Source :  Le Club Médiapart

Une réponse sur “PRESSE – Autopsie d’un accident du travail”

  1. Sidération.
    Écœurement, une nausée qui dans un premier temps submerge toute colère, noyant toute réactivité.
    Dans un premier temps seulement, si l’on fait l’effort de ne pas mettre un article sous le tapis après l’avoir lu.
    Sentiment très lourd d’impuissance. Ne sommes-nous des humains que pour vivre le destin d’un Lego, « comme un lego avec des dents, comme un lego avec des mains, […] comme un lego mais sans mémoire, […] comme un insecte mais sur le dos ? » Manset, chanté par Bashung. « Voyez-vous ces êtres vivants ? », question sans autre réponse que son propre écho, posée comme un cri de détresse dans un couloir vide et qui se répercute sur des murs nus et des portes fermées.
    Elle vous est posée, à vous, les patrons, les employeurs. À vous qui vous taisez parce que le silence, lorsqu’on peut comme vous mettre la justice à genoux devant vous en lui balançant vos floppée d’avocats d’affaires grassement payés pour entretenir le mépris, est élevé chez vous au rang de haute valeur et de gilet pare-balles. C’est votre signature.
    Est-ce vous qui choisissez de vous taire ? Est-ce le langage qui se dérobe, impuissant lui-même à atteindre votre raison ? Est-ce le symptôme d’une carence lourde en humanité, pathologie qui paradoxalement vous permet de vous porter parfaitement bien dans l’exercice de vos fonctions ?
    « Quelqu’un a inventé ce jeu, terrible, cruel, captivant », chante Bashung d’une voix d’outre-tombe, une voix qui englobe l’humanité tout entière et s’écoute avec la chair.
    Constat sans appel donc : impuissance.
    Pire que tout : absence de toute reconnaissance.
    Quand on lit un article tel que celui-ci on reçoit notre part de responsabilité à porter, parce qu’au même titre que les victimes et, si inconfortable cela soit-il, au même titre que les machines à broyer que sont les patrons et les personnes dites « morales » que sont les entreprises (« personnes morales »… putain, ce qu’il faut pas écrire…), on appartient à la même et vaste humanité. Alors, que faire ? Peut-être éprouver nous-même l’empathie qui n’émane jamais des coupables. L’empathie, pas comme un vain mot, pas comme une larmoyante compassion, mais comme réaction. Comme une preuve que savoir ne nous laisse pas indifférent, que l’impuissance à agir n’entrave pas notre capacité à ressentir. Parce qu’être informé nous enrichit autant que cela peut nous faire mal, et peut induire en nous un état latent de vigilance. On sait, on a lu, on ne peut plus faire comme si ces mots ne nous étaient pas parvenus. On est atteint de connaissance de cause. Plus nous serons nombreux à connaître la cause, plus nous serons potentiellement dangereux pour les tout-puissants, ceux qui comptent sur le silence pour continuer à broyer des vies sans impunité.
    Et pour certains, pour un petit nombre, l’action est possible. Celle menée par l’auteur de l’article, qui se démène, ne se décourage pas devant la première, la troisième, la dixième porte close, le centième message sans réponse. À croire que l’inamovible mépris des assassins et de la justice nourrit sa colère. Voilà ce que vous suscitez, patrons sans scrupules : la rage. Méfiez-vous, contrairement à un non-lieu ou à une condamnation ridiculement disproportionnée aux drames que vous générez, la rage ne devient pas une affaire classée. Chacune de vos inhumanités l’attise, en croyant entretenir le silence vous attisez la vigilance.
    Peu à peu les choses se savent, les procès sont portés à la connaissance du plus grand nombre possible, grâce à des gens comme Eric – et d’autres comparses de son entourage – à qui vous fournissez l’énergie de se battre en croyant la casser par votre arrogance.
    Notre part de responsabilité, en lisant ce texte, est de le transmettre, de faire savoir, de ne pas fermer les yeux, de ne pas se taire. Pense-t-on que c’est en vain ? Ça l’est peut-être, dans un temps court notre implication humaine ne changera rien à l’affaire (« quand on est con… »). Mais à plus long terme, au fil des procès et au fil des mots criés dans des porte-voix devant des bâtiments sourds, avec le nombre grandissant des gens informés et peut-être des informateurs eux-mêmes, peu à peu la fissure advient. Les murs se fendillent, les paroles entrent dans la conscience globale. C’est comme ça que les choses s’ébranlent et changent, progressivement mais inexorablement.
    Que les patrons se brûlent la langue un jour en avalant une gorgée de café trop chaud et qu’il pensent, à ce moment-là, au calvaire incommensurablement plus dur que peut constituer la véritable brûlure. La souffrance. Celle du corps ravagé. Celle que des mois de reconstruction n’effaceront jamais.
    Qu’à ce moment-là le café leur paraisse dégueulasse et que pour autant ils se refusent à y verser une dosette de sucre Daddy pour en changer le goût, au risque de s’empoisonner dans leurs prochains cauchemars.
    Ce n’est pas souhaiter la souffrance des coupables, c’est vouloir qu’ils aient en permanence la conscience de leur responsabilité. Vouloir que l’idée les effleure : indirectement, par machines et sous-traitance interposées, j’ai brûlé des hommes. Indirectement, par l’attention portée au profit plus qu’à la sécurité, j’en ai tué d’autres. Ne pas leur souhaiter le même sort n’empêche pas d’espérer que plus jamais ils ne soient tranquilles.
    Merci à ceux qui agissent, qui se déplacent, qui cherchent des contacts, mènent des démarches à leur terme, vont jusqu’au bout des moyens dont ils disposent et en inventent de nouveaux en cas d’impasse. C’est un baume sur une brûlure. Un soin, un secours non négligeables. Et la possibilité pour nous tous de savoir, pour peu qu’on le veuille bien.
    Et d’adresser aux victimes la plus belle part de notre humanité, la ce qu’il y a en nous de plus sincère, de plus humain, de plus apte à aimer, pour combler la plaie creusée par le respect auquel ils n’ont pas eu droit au fil des procédures et des procès.

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