PRESSE – Interview de l’autrice du livre « Accidents du travail, des morts et des blessés invisibles »

Article paru sur Médiapart le 27 octobre 2021

La sociologue Véronique Daubas-Letourneux : «Le sujet des accidents du travail est invisibilisé»

Alors que quatorze décès surviennent chaque semaine rien que dans le privé, la chercheuse Véronique Daubas-Letourneux interroge l’absence de données complètes sur les accidents du travail en France.

Le lundi 25 octobre, un intérimaire est mort dans un abattoir de Lanfains, dans les Côtes d’Armor, écrasé sous 500 kilos de volaille. Il avait 18 ans. Trois semaines plus tôt, c’est Harouna Samaté, un apprenti de 17 ans, tout juste engagé dans un CAP plomberie, qui a perdu la vie après une chute sur un chantier de BTP où il travaillait, à Villefranche-de-Lonchat (Dordogne).

Un observateur distrait qui se fierait à l’écho médiatique – presque inexistant – de tels drames conclurait facilement que mourir au travail est très rare en France. Il se tromperait lourdement.

Chaque semaine, dans le seul secteur privé, qui couvre environ 85 % de la population, on dénombre en moyenne pas moins de quatorze accidents du travail mortels. Et plus de 12 500 accidents nécessitant au moins un jour d’arrêt. Tous les huit jours, plus de 650 personnes subissent des blessures dont ils garderont des séquelles.

Ces accidents sont passés presque totalement sous silence, mis à part des initiatives personnelles, comme le décompte effectué par le professeur d’histoire-géographie Matthieu Lépine, et de rares articles de presse (par exemple sur Mediapart, ici ou ).

La sociologue Véronique Daubas-Letourneux, enseignante-chercheuse à l’École des hautes études en santé publique, questionne les ressorts de cette invisibilité dans un livre passionnant pubié en septembre dernier, Accidents du travail – Des morts et des blessés invisibles (Bayard).

Tout son mérite est d’aller au-delà des chiffres et de scruter ce que révèlent ces événements : inégalités, rapports d’exploitation, travail qui s’intensifie en continu… « Les accidents du travail sont dus au travail », résume la chercheuse dans une formule limpide.

Mediapart : Comment expliquer que les accidents du travail restent largement invisibles, dans le débat public mais aussi dans les statistiques ?

Véronique Daubas-Letourneux : La première chose est qu’on est dans le champ de la santé au travail, lui-même marqué par une certaine discrétion, très bien mise en évidence dans un ouvrage d’Emmanuel Henry, Ignorance scientifique et inaction publique (Presses de Sciences Po, 2017). Il montre que la santé au travail est marquée par une culture de la négociation, partagée entre l’enjeu économique et celui de la protection de la santé des travailleurs.

Mais il est également vrai que dans la recherche, notamment en sociologie, les accidents du travail restent une catégorie peu interrogée. Cela n’est pas considéré comme un sujet d’intérêt, ce qui renvoie sans doute à toute une hiérarchisation, comme la médecine du travail est moins cotée que la radiologie, par exemple.

Vous pointez également le rôle des travailleurs eux-mêmes. C’est-à-dire ?

L’autre point, c’est en effet la capacité de mobilisation des catégories de populations concernées. Et sur les accidents du travail, on n’a pas un groupe identifié, mobilisé, comme cela a pu se voir autour du phénomène de l’amiante où des associations se sont créées. Il y a tout un ensemble d’éléments qui contribuent au fait qu’on ne parle pas des accidents du travail, que le sujet est invisibilisé, et surtout non politisé.

La sociologue Véronique Daubas-Letourneux © DR

Pourquoi n’est-on pas capable de dire précisément combien d’accidents du travail ont lieu chaque année ?

Il y a des estimations, mais seulement des estimations. On ne connaît pas ce chiffre du fait du découpage des différents régimes de Sécurité sociale. On peut additionner les chiffres pour le régime général et le régime agricole, mais on manque de données pour la fonction publique. Et tous les travailleurs ne sont pas couverts par ce risque : les accidents du travail des autoentrepreneurs n’apparaissent pas non plus en tant que tels dans les données de Sécurité sociale.

Dans le secteur privé, la fréquence des accidents du travail a été divisée par trois entre 1950 et 2008. Mais leur gravité tend à s’accroître !

La baisse très importante du nombre d’accidents depuis les années 1950 est largement corrélée à la modification de structure du marché de l’emploi, avec une baisse importante de la part du monde ouvrier. Il y a aussi sans doute un effet de la politique de prévention menée pendant des années.

Mais ce qu’on note depuis les années 2000, c’est une stagnation. On n’est pas dans une tendance continue à la baisse, mais on reste sur un plateau de 650 000 accidents avec arrêt de travail par an. On a chaque semaine plus de 650 personnes qui gardent des séquelles de leurs blessures : le monde du travail est producteur de handicaps. Et en moyenne, on dénombre quatorze accidents du travail mortels par semaine. C’est énorme.

Vous établissez que le risque n’est pas le même pour tous, en fonction de l’âge, du sexe, des groupes sociaux.

Absolument. La représentation dominante de l’accidenté, c’est un homme ouvrier de l’industrie. Ce fait est objectivé par les statistiques de l’assurance-maladie : il existe une forte inégalité sociale d’exposition au risque de se blesser ou de mourir au travail.

Mais l’approche détaillée, qui tient compte du genre, montre que les femmes ne sont en fait pas moins accidentées que les hommes. À groupe socioprofessionnel identique, le taux de fréquence est le même. Et dans un secteur extrêmement féminisé comme celui du soin et de l’aide à la personne, les statistiques montrent une augmentation des accidents.

Vous avez travaillé spécifiquement sur le secteur des marins-pêcheurs en Bretagne. Ces derniers subissent de nombreux accidents, mais ils ne semblent pas les interroger particulièrement. Pourquoi ?

Dans des secteurs particulièrement exposés, c’est comme si l’accident faisait partie du métier. Nous avons rencontré des marins-pêcheurs qui avaient subi au moins un accident du travail, mais ils nous disaient qu’ils n’en avaient pas eu ! Cette naturalisation du risque renvoie à des travaux plus anciens qui montraient, dans des métiers du bâtiment, notamment chez les couvreurs, des « stratégies défensives de métier » : on y va sans penser au risque parce que si on se met à y penser, faire son travail devient impossible.

Mais vous allez au-delà de ces stratégies.

Il m’a paru important de dépasser ces discours, car quand on demande aux travailleurs de raconter comment l’accident a eu lieu, la description du contexte pointe en fait très clairement des questions d’organisation du travail. Ces contraintes peuvent être intégrées et non questionnées par les travailleurs, mais, en matière de prévention, ces questions me paraissent centrales.

Ce n’est pas le fait d’être précaire qui fait prendre des risques, mais l’être diminue les marges de manœuvre dont on dispose.

Vous « utilisez » les accidents pour questionner l’intensification du travail, son organisation souvent informelle, le non-respect des règles…

Les accidents du travail sont dus au travail. Souvent, on parle de cette catégorie en oubliant de dire qu’il y a le travail derrière. Dans les formulaires utilisés pour comprendre le déroulement de l’accident et établir des statistiques, il manque la variable « Je travaillais dans l’urgence » ou « J’ai fait face à un imprévu » ou « J’étais en sous-effectif. » Le formulaire prévoit les cas de chute ou de machine non adaptée. C’est bien sûr important, mais j’insiste beaucoup sur des éléments qui relèvent de l’organisation du travail, et même de la division des risques dans cette organisation.

C’est-à-dire que plus on est précaire, plus on prend de risques ?

Ce n’est pas le fait d’être précaire qui fait prendre des risques, mais l’être diminue les marges de manœuvre dont on dispose, par exemple pour être formé par rapport au risque ou pour utiliser son droit de retrait.

Chaque semaine, on compte en moyenne pas moins de 14 accidents du travail mortels, dans le secteur privé. © Photo Philippe Huguen / AFP

Quand on est en situation d’infériorité professionnelle, il y a un risque que son accident du travail ne soit pas déclaré. Vous vous arrêtez par exemple sur le cas d’Emmanuel, 17 ans, apprenti en carrosserie, qui subit un grave accident non déclaré. Pourquoi ce cas est-il emblématique ?

Parce que ce sont justement les populations les plus vulnérables et les moins qualifiées qui sont à risque. Et cela pose question si on se met dans une posture de santé publique. Et pour Emmanuel, il y a des conséquences en chaîne : non seulement l’accident ne va pas être déclaré, mais le retour dans son entreprise après son arrêt va être compliqué, et il va abandonner son stage six mois avant d’obtenir sa qualification.

Un enchaînement invisible au niveau des statistiques, mais très marquant dans son parcours. Tout accident du travail peut être un risque majeur pour celui qui le vit.

Vous rappelez que la sous-déclaration des accidents du travail est reconnue institutionnellement depuis 1996. C’est-à-dire ?

Depuis 1996, la branche accidents du travail de la Sécurité sociale verse de l’argent à la branche maladie. Pas loin de 2 milliards d’euros par an aujourd’hui. C’est la reconnaissance que tout n’est pas déclaré, mais elle englobe les accidents du travail et les maladies professionnelles.

On sait par exemple que les cancers d’origine professionnelle reconnus comme tels sont une toute petite partie de la réalité, et que les maladies sont donc prises en charge par la branche générale.

Dans certaines organisations, les salariés victimes d’un accident se sentent placardisés à leur retour.

Certains travailleurs écourtent eux-mêmes leur arrêt de travail après leur accident. Est-ce aussi une forme de sous-reconnaissance ?

C’est complexe : cela peut aussi paradoxalement être l’indicateur d’une très forte intégration à un collectif de travail. On revient travailler plus vite, avec le souci de ne pas mettre en difficulté ses collègues de travail qui se retrouvent en sous-effectif.

Dans mes enquêtes, j’ai en tout cas rencontré à plusieurs reprises cette posture de reprendre plus vite le travail. C’est l’inverse de tout ce discours autour de la notion d’usurpateurs qui voudrait que des travailleurs profitent de la situation. Ce n’est pas du tout ce que j’ai constaté.

Vous explorez aussi le retour au travail, avec des reproches de la direction, vus comme « habituels » par un salarié, ou des blagues sur les « vacances » qu’auraient prises les accidentés. Est-ce fréquent ?

Je ne peux pas faire de généralités, mais j’ai observé que les personnes pour qui le retour a été compliqué sont celles qui sont faiblement intégrées dans l’entreprise. Les conditions du retour sont importantes dans le fait de se reconstruire. Et il y a des disparités fortes. On est dans un marché du travail extrêmement dur, avec certaines organisations qui sont attentives au retour et qui accompagnent, et d’autres, au contraire, où on vit une double peine : à leur retour, les salariés victimes d’un accident sont mis de côté et se sentent placardisés.

Vous décrivez plusieurs cas où des salariés ont finalement dû quitter leur travail. En étaient-ils surpris ?

Dans les récits que j’ai recueillis, cela a plutôt été extrêmement difficile à vivre. Je pense à Jérôme, un jeune qui s’est fait amputer de deux majeurs, écrasés dans une machine. Son accident a été déclaré. Mais le fait de subir des sous-entendus du patron insinuant que l’accident était de sa faute a été très dur pour lui, insupportable en fait. Parce qu’il y avait de l’affect, que c’est par son père qu’il était entré dans l’entreprise. J’ai souhaité mettre ce récit dans le livre parce que je le trouve très marquant.

Dans le même mois et dans la même entreprise, un autre accident avait eu lieu sur la machine, et un autre sur une deuxième machine. Il semble y avoir un souci réel de sécurité dans cette entreprise.

Voilà. Ce discours reflète peut-être le souci de l’entreprise de se protéger par rapport à une procédure où sa faute inexcusable d’employeur serait reconnue par l’Assurance maladie.

L’accident révèle « les rapports d’exploitation dans le travail », écrivez-vous.

Ce mot, « exploitation » est en effet le bon terme, malheureusement. Mais à l’inverse, il existe des situations où l’accident est mis en mots. À partir d’un accident ou d’un presque accident, il y a un enjeu pour le collectif entier à s’en emparer et à parler. À parler du travail.

***

par Dan Israel

Source : Médiapart


.
.
.
.
Accidents
du travail – Des morts et des blessés invisibles (Bayard, 310 pages, septembre 2021, 18,90 euros)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *